Six ans et soixante ans

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Ma fille a six ans et ma mère n’aime plus vieillir.

Ma fille a soufflé sur six chandelles ce samedi, mais elle n’a pas goûté le gâteau à la vanille, ni les cerises de terre que j’avais achetées pour elle. Elle adore pourtant prendre le petit fruit, le découvrir et le croquer avec ses petites dents croches.

Elle a préféré garder tout contre elle un renard qu’elle voulait depuis longtemps, un renard pour lequel elle économisait ses sous. Elle découpait dans les mêmes magazines que j’utilise pour faire des collages et elle vendait les images qu’elle y trouvait. Des pots de crème. Un visage de chat. Une mannequin déguisée en pompière, tenant un sac de McDonald’s. Elle harcelait mes frères et mes parents, dix sous pour du vernis à ongles en papier glacé et vingt-cinq sous pour une fraise géante, que je lui ai piquée, finalement.

Son oncle lui a offert le renard pour son anniversaire. Elle n’était pas certaine que ce soit le même. Elle trouvait qu’il lui ressemblait, mais qu’il n’était pas celui qu’elle avait tant voulu, dans une boutique de bonbons. Elle l’a fait sien, en rentrant ses doigts entre les coutures, en l’habillant d’une grosse culotte, lui offrant concombres, verres d’eau et siestes de quelques minutes.

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Ma fille n’a pas regretté, de ne pas avoir goûté le gâteau. Elle n’y pensait plus, avec ses cartes d’anniversaire sous elle, et son renard, sa maman renard, qu’elle disait, dans les bras. Plus tard, c’est en se rendant dans la cuisine, avec sa peluche, espérant me convaincre de la laisser boire du jus avec de la ciboulette en guise de paille, qu’elle a vu deux faons. Toute la famille s’est rassemblée à ses côtés, et nous avons regardé les faons, et leur maman, grignoter des arbustes. Ils nous regardaient, eux aussi, et nous ne bougions pas, nous les fixions, comme si, à travers la moustiquaire, notre souffle pouvait les effrayer.

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Quand ils ont quitté le terrain, ma fille, nue pied, avec son renard, a ouvert la porte et s’est rendue jusqu’à la route. Elle savait dans quelle direction les faons étaient partis, mais elle n’a pas réussi à les revoir. Elle n’était pas triste. Elle était calme et grave, comme ma fille est calme et grave quand nous parlons toutes les deux, seules, de ses secrets et des miens, de ce qu’elle trouve cruel et beau.

Petite, elle aimait les histoires de pandas qui s’enfuyaient dans une fusée. Je crois qu’elle serait encore heureuse de revoir les illustrations, les pandas cartonnés, abîmés, mais elle aime maintenant que je lui répète l’histoire de Perséphone, et de sa maman, lourde d’un chagrin incroyable, alors que sa fille lui avait été enlevée, par le dieu des enfers. Elle veut que je lui raconte, et elle parle en même temps que moi, répétant l’histoire, comme si c’était une chanson dont elle se remémorait les paroles, et elle me demande, immanquablement, si j’y crois, aux déesses et aux dieux, et si elle pourrait dormir dans les bois, pour y trouver la déesse des moissons et la prendre par la main, les jours où sa fille n’est pas avec elle.

Ma mère a dix fois plus que ma fille. Elle a soixante ans, et si moi, je n’ai jamais aimé les anniversaires, pour elle c’est récent, c’est depuis qu’elle voit les autres vieillir, qu’elle s’imagine vieillir, qu’elle ne dort pas bien, elle n’a jamais bien dormi, et elle va courir, au lieu de dormir, elle court, mais elle sait qu’elle trouvera ça plus dur, courir, un jour, et qu’elle ne doit plus se blesser, elle ne doit plus tomber en vélo, elle ne doit plus jouer à être invincible, parce qu’elle ne croit ni en la déesse des moissons, ni aux héroïnes qui gardent la peau douce et qui cicatrisent de tout en deux minutes. Le corps de ma maman est couvert de cicatrices, et ma mère est si belle, mais elle ne veut pas de nouvelles cicatrices, elle veut courir et revoir le visage calme et grave de sa petite fille de six ans.

Elle me l’a dit, que c’était difficile, elle regardait un mur, et elle m’a dit que c’était difficile de vieillir. Je n’ai pas changé de sujet. Je l’ai regardée elle, regarder un mur, et je n’ai rien trouvé pour la rassurer, sauf les faons et les renards, et la ciboulette, que je chercherais, dans le jardin, pour ma fille.

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Un commentaire pour Six ans et soixante ans

  1. Une femme libre dit :

    Comme c’est bien écrit. Et vrai.

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