Cher Charlie,
Je ne te dis jamais je t’aime juste à toi. Je le dis toujours pour toi, puis pour ta soeur. Je ne dis jamais je t’aime qu’à l’un de vous.
J’ai trop peur que tu penses que je préfère ta soeur parce qu’elle tremble d’être seule, elle ne veut pas être seule quand tu es dans mes bras, elle ne veut pas être seule quand je t’endors et quand papa n’est pas là, je la prends, je caresse ses cheveux, je lui dis qu’elle est mon petit chat et quand elle hurle, je hurle aussi parfois, mais je tente de la sauver, de lui montrer que je suis là. Elle n’a pas à hurler pour que je sache qu’elle a besoin d’être sur mes genoux elle aussi, qu’elle a besoin que je prenne mon temps pour l’habiller et que je sois patiente aussi, avec elle, que je la laisse chercher un collier vingt minutes dans un tiroir, que je lave un drap parce qu’il est taché de chocolat, un chocolat que tu lui avais donné, pour lui faire plaisir, à son réveil, un matin.
Ta soeur danse et chante et court et t’apprend des mots et des bêtises, quand elle est joyeuse. Ta soeur se cache, n’explique rien, se tait et pleure, quand elle se heurte à ce qu’elle ne veut pas, un boeuf-carottes, ou quelque chose que je ne devine pas.
Je ne te dis jamais je t’aime juste à toi, parce qu’elle est la première, la première à qui j’ai dit je t’aime plus que tout au monde, et c’est vrai, c’est encore comme ça, je l’aime plus que tout au monde, mais toi, toi aussi, je t’aime plus que tout au monde, et je ne pense pas qu’elle puisse le comprendre tout de suite, même si elle, son premier je t’aime, c’est à toi, qu’elle l’a dit.
Ce weekend, j’étais allée faire les courses, et quand je suis rentrée, tu a pris mes sacs en plastique et tu as tenté de les amener à la cuisine. Ils étaient trop lourds, alors tu me les as tendus, je les ai pris et tu m’as suivie à la cuisine. J’ai laissé les sacs sur le plancher de céramique et tu m’as aidée à les vider. Quand j’ouvrais la porte du réfrigérateur, tu me donnais les mûres ou la salade verte ou le pain pita. J’ai laissé des patates sur le comptoir. Tu as compris que c’était pour le repas. Tu ne parles pas encore, pas beaucoup, quelques mots, maman, papa, pipi, caca, encore, couteau, dodo et le bruit du cochon et des camions de pompiers, et tu t’es plaint, tu voulais me faire savoir qu’il fallait tout de suite que je prépare les patates, avec toi, ton souffle était pressant, tu avais poussé un tabouret contre le four et tu me voulais à tes côtés.
Ce n’est pas moi qui fait les repas, pas le soir, et ton père est venu te rejoindre. Il n’a pas plus ouvert les lumières que moi. Seule la lumière au-dessus du four était ouverte, sur vous deux, et sur le sac de patates. Tu as demandé un couteau, parce que tu veux toujours un couteau et ton père t’en a donné un, un couteau et une spatule et vous avez cuisiné ensemble.
Je suis allée m’étendre sur le canapé et j’ai lu une histoire à ta soeur, et je t’aime et je l’aime.