Je suis la seule fille de mon papa, la seule enfant à qui il a chanté des chansons sur la pilule du lendemain quand un copain passait l’après-midi avec moi, la seule qui a vu Gary Carter au stade olympique avec lui, la seule à qui il dit je suis fier de toi.
Mon papa a toujours été fier de moi, il m’a toujours dit qu’il m’aimait, toujours, même quand je ne parlais plus, même quand je me braquais contre le monde entier, même quand je m’embrouillais, je croyais n’importe quoi, je croyais qu’un papa pouvait cesser d’aimer, mais pas le mien, le mien n’a jamais cessé de m’aimer.
Je ne me souviens pas d’avoir été ni fille à maman, ni fille à papa. Si j’avais été une fille à papa, j’aurais été capitaine d’une équipe de soccer, je n’aurais jamais cessé de porter des jumpsuit et j’en saurais plus sur l’astronomie que l’anatomie.
Mais mon papa m’aime comme ça, avec mon chantage de devenir lesbienne à quinze ans juste pour être certaine qu’il ne peut pas être homophobe, et le stress de me voir à la télé manifester les seins nus.
Et moi je l’aime comme il est aussi. Avec ses chansons de Demis Roussos ou du Cirque du Soleil et les blagues qu’il ne sait jamais raconter. Elles sont meilleures comme ça, les blagues, je ne veux jamais qu’il arrête d’en conter juste parce qu’il est mauvais mais mauvais, à ne pas se souvenir de la fin, à mélanger trois blagues pour en concocter une seule sans queue ni tête, il dit qu’il a une blague à me raconter et je ris d’avance et je veux l’interrompre dès qu’il s’éternise, mais je ris, je ris et il a un peu honte, mais mon père est beau avec ses taches de rousseur sur les joues et le rouge de la gêne sur son visage.
Mon père a toujours aimé les personnages de fiction qui ressemblaient à Stéphanie Couillard de Watatatow. Les personnages aux cheveux lisses, aux idées lisses, avec de bons résultats scolaires et de grosses lunettes. Je pense qu’il aimait aussi Kelly dans Beverly Hills 2010, que nous écoutions ensemble quand j’avais douze ans, mais c’était une exception, elle n’avait pas de lunettes, elle, et il faisait semblant de préférer Andrea, qui avait tout ce qu’il fallait pour rester inoffensive, des lunettes, une permanente, l’air d’avoir seventeen going on forty, promise à une carrière fabuleuse de journaliste au lieu de courir les sacs à mains, les colliers, les amourettes et les surprise party.
Mon père est pudique. Si moi, tout le monde sait quand je vais bien ou quand je ne vais pas bien, mon père, lui, non, je ne peux pas le deviner. Il est pudique ou humble ou les deux. Il parle rarement de lui. C’est son anniversaire, aujourd’hui, et il n’est pas là, il fait du vélo, avec ma mère, deux semaines loin de nous, comme chaque année, en juillet.
Quand j’allais le voir à son travail, petite, il me donnait une boisson gazeuze aux fruits et rien ne semblait plus important que moi à ce moment-là. Ses enfants sont plus importants que lui, pour lui, pour lui qui irait nous chercher n’importe où, mes frères et moi, n’importe quand, sans nous faire attendre, il est devant le condo du mec que je viens de laisser, il ne voulait pas juste t’aimer, il est à St-Henri à deux heures du matin quand je me promène perdue et trop légèrement habillée pour être à St-Henri à deux heures du matin.
Il ressemble à Woody Allen mais Woody Allen ne fait pas un excellent osso bucco et il n’amène pas sa fille aux funérailles d’une voisine. Mon père, lui, il m’amène au baseball, au hockey et aux funérailles de la voisine, parce que tout peut être un jeu et tout peut être grave et tout est plus important que soi, sauf de savoir qu’il est là et que si je ne suis pas une fille à papa, je suis toujours une petite fille quand il est là.